L’État
nous affame. La reprise de la session est imminente et nous voilà sans le sou.
Les plus précaires d’entre nous souffrent des conséquences de la grève qu’on
veut nous faire payer. Le prochain transfert d’aide financière tarde à venir et
les coffres de nos organisations sont, pour la plupart, à sec. Si la grève
reprend, on nous menace à coup d’amendes salées et de la dissolution de nos
associations étudiantes. Si les cours reprennent pendant la campagne électorale,
comme le souhaitent les tenants d’une «trêve» qui n’en est pas une, on nous
imposera une surcharge de travail insoutenable dans un contexte de tension
insupportable, tout en concédant la victoire à l’ennemi. Et cet ennemi ne sera
pas moindre si les libéraux ne sont pas réélus, car tous les partis aspirant au
pouvoir - aussi «progressistes» soient-ils - devront nous imposer, au travers
leur «légitimité» électorale, ces politiques d’austérités tarifaires qui
symbolisent la réponse néolibérale à la crise économique de 2008.
Une
trêve unilatérale n’en est pas une
À
force d’en parler on finit par y croire, mais n’oublions pas que les mots ont un
sens et ce que nous propose la droite du mouvement étudiant n’est pas une trêve.
Le gouvernement ne met pas un frein à la loi spéciale ou à la hausse. Au
contraire, il use de chantage avec les prêts et bourses et les cotisations aux
associations étudiantes pour nous prendre à la gorge. Il n’y a que nous qui
concédons quelque chose l’instant d’un moment, ce qui constitue en fait une
capitulation.
L’idée
de la «trêve» pose directement la question du maintient du rapport de force que
nous avons construit d’arrache-pied. Ce qu’on nous demande, c’est d’arrêter la
grève pendant plusieurs semaines, pour nous plonger dans une session intensive
en tentant d’y surnager malgré notre sentiment d’impuissance lié à la conclusion
du conflit. Il n’en faudrait pas davantage pour que le momentum du mouvement
étudiant et son rapport de force se noient dans le découragement, dans un manque
de temps et d’énergie que ne pourront empêcher les meilleures volontés. Si la
poursuite de la grève semble ardue, sa reprise suite à une «trêve» frôle
l’impossible. À cela s’ajoute l’impératif de conserver en main les armes que
nous nous sommes forgées, ce rapport de force que nous avons affûté au fil des
mois: la menace de plus en plus tangible de l’annulation de notre session. Cet
accroc à l’engrenage bien huilé du système d’éducation effraie tant l’État que
le calendrier scolaire est contorsionné à l’extrême pour l’éviter. Cela ne sera
plus possible si la grève se prolonge. C’est aussi pour cela que la répression
se fait aussi agressive. Si nous nous arrêtons le temps que les choses se
placent, repartir en grève signifiera devoir rebâtir tout ce que la plus large
contestation étudiante aura pu faire et devoir même aller au-delà, parce que
tout ce que nous aurons fait n’aura pas été suffisant et que l’État s’attendra
toujours, désormais, à une capitulation imminente sous la menace, sans aucune
concession de sa part.
La
peur de Charest
Plusieurs
brandissent l’épouvantail d’une victoire électorale du PLQ qui serait causée par
l’écoeurement de la population face à nos moyens de pression. Dans ce scénario,
le PLQ récolterait les fruits de sa stratégie de pourrissement du conflit en
jouant la carte de la loi et de l’ordre, de sorte que continuer la grève
reviendrait à travailler à la réélection de Charest. Par conséquent, il faudrait
limiter nos moyens d’action durant la grève, et attendre après les élections
avant de relancer celle-ci. C’est un marché de dupes auquel on nous convie: si
la grève continue, elle est présumée servir le PLQ, alors que si celle-ci
arrête, le gouvernement pourra se targuer d’avoir maté le mouvement avec son
intransigeance et sa loi spéciale.
Le
problème de cette vision c’est qu’elle repose sur une fausse prémisse, à savoir
que tout moyen de pression profiterait électoralement au PLQ. Or cette opinion
ne résiste pas à l’analyse. Non seulement le PLQ a-t-il perdu plus de 15% de ses
appuis lors des récentes élections partielles de ce printemps, où le souvenir de
la grève était encore très frais et les diverses manifestations encore
importantes, mais en plus la prime électorale apportée par le thème de la loi et
de l’ordre risque d’être divisé entre la CAQ et le PLQ. Bien que la CAQ soit
aussi à droite que le PLQ, le positionnement particulier du parti de François
Legault sur la question étudiante va certainement diviser le vote de l’électorat
de droite, ce qui affaiblit encore la thèse voulant que la grève serve la
réélection de Charest. De plus, si la grève se poursuit, l’impression voulant
que le PLQ ait mal géré la crise volontairement et ait tenté de s’en servir pour
se faire du capital politique pourrait devenir très forte.
Nos
interlocuteurs en période électorale
En
campagne électorale, l’Assemblée nationale est dissoute, mais il serait faux de
prétendre que nous n’avons plus d’interlocuteur. Le gouvernement continue de
gouverner et rien n’empêche le Conseil des ministres de décréter la satisfaction
de nos revendications - comme il vient par-ailleurs de le faire avec les
professeurs de cégep - mais surtout, les forces économiques à l’origine de la
hausse ne disparaissent pas avec les élections. Au contraire, l’État cherche à
se servir de la seule journée où ils nous demandera notre avis en quatre ans
pour redorer son petit vernis démocratique mis à mal par des mois de
contestation. Après qu’on ait développé une pratique de démocratie directe dans
nos assemblées, de prises de décisions collectives qui peuvent être remodelées,
repensées, ou alors battues, pourquoi devrions-nous nous résigner à abandonner
ce pouvoir aux mains d’individus qui n’ont de comptes à rendre à personne
d’autre qu’aux intérêts corporatistes et capitalistes qui guident leurs
politiques ? Pourquoi devrions-nous plier l’échine devant leur démocratie
représentative, qui s’oppose à la nôtre qui est, elle, directe ? À moins de
considérer que notre grève relève d’un enjeu corporatiste strictement étudiant,
on ne peut prétendre que notre interlocuteur disparaît avec les élections
puisque l’enjeu de notre lutte est beaucoup plus large.
Pouvoir
et contre-pouvoir : dicter les règles du jeu
Notre
rôle devrait être de s’imposer comme un contre-pouvoir, en continuant de
combattre la hausse et la loi spéciale, puisque tout les partis pouvant
raisonnablement aspirer au pouvoir ne proposent qu’un compromis sur cette
question. Or si les choix qui nous sont présentés sont si limités, c’est qu’ils
sont déjà faits par les groupes et lobbys qui contrôlent l’État et qui sont en
mesure de lui opposer une toute autre pression que celle que le mouvement
étudiant,
à cause des moyens d’action qu’il prône et des ressources dont il se dote, est
capable
de réaliser. Pour aspirer à gouverner, les partis doivent se conformer à un
cadre raisonnable qui ne remet pas en question les intérêts des classes
dominantes, de sorte que si les partis ont des différences réelles, ils
demeurent en accord sur le fond pour sauvegarder ces intérêts. C’est donc à un
ensemble de politiques néolibérales qui favorisent systématiquement certaines
classes sociales que nous sommes confrontés. C’est justement dans ce cadre que
le mouvement étudiant a tenté de placer sa lutte. La fuite du gouvernement par
le biais des élections nous permet de poser plus largement la question des frais
de scolarité, de la faire sortir de ses ornières corporatistes et de poser à une
échelle plus large les enjeux que notre lutte soulèvent. Mais si le mouvement
étudiant se laisse séduire par l’idée d’une trêve, il se trouverait désarmé et
dépendant, à la solde d'une stratégie électorale qui lui est extérieure et sur
laquelle il n’aurait aucun contrôle. Il doit lutter sur son propre terrain, avec
les armes qui sont les siennes, en réaffirmant encore plus fort la légitimité de
la démocratie directe et en l’opposant à une démocratie de façade qui ne
s’exercerait qu’une fois tous les quatre ans.
En ce sens, le contexte des élections ne justifie pas une «trève», dont, soit dit en passant, la justice ne ferait jamais don à tou-te-s les arrêté-es de la grève. Au contraire, il faut que l'ensemble des partis en campagne qui aspirent à prendre le pouvoir soient soumis aux contraintes que leur impose un mouvement démocratique, ouvert et combatif. Il faut que la légitimité l'emporte sur la légalité. Pourquoi leur donnerait-on un break? Si le bourbier administratif et ses conséquences engendrées par la grève de l'hiver n'ont convaincu ni l'un ni l'autre des principaux partis à s’engager formellement dans l’amélioration des conditions de vie des étudiant-es, c'est qu'ils souhaitent un essoufflement imminent. Une trêve serait leur donner satisfaction. Il en va de même pour la loi 78: le meilleur moyen de la faire tomber, c'est de ne lui reconnaître aucune légitimité et de ne pas la respecter, comme ce fut fait pour les injonctions et par le mouvement des casseroles.
Une
campagne électorale n’est pas un lieu d’expression démocratique. La trame
narrative de la campagne est largement dictée par les médias. Ce sont eux qui
choisissent les sujets importants à traiter et les termes d’une lutte qui est
davantage basée sur les relations publiques que sur un réel débat politique, qui
définissent quels sont les enjeux de la campagne, qui décrètent qui sont les
candidat-es crédibles, et qui donnent de l’espace médiatique de manière
asymétrique en fonction de leur lignes éditoriales, si bien que le résultat des
élections peut être prédit avec une certaine justesse par l’indice du poids
médiatique des divers partis. Ainsi, cette trame narrative est imposée par des
entreprises privées poursuivant des intérêts la plupart du temps distincts de
ceux des classes populaires, enfermant le processus électoral dans des cadres
acceptables et dictant les règles du jeu parlementaire. Or, le véritable pouvoir
ne réside pas dans le fait de choisir un gouvernement non imputable à
l’intérieur d’un éventail de propositions limitées et inoffensives, mais bien
dans le fait de pouvoir ou non être en mesure de dicter les règles du jeu. Pour
un mouvement social comme le nôtre, cette capacité à faire changer les règles du
jeu, à faire bouger les limites étroites dans lesquelles les politiques
néolibérales nous enferment réside bien plus dans la construction d’un rapport
de force avec l’État et les intérêts qui le contrôlent que dans la participation
à un jeu électoral dont les règles nous défavorisent.
Conditions
matérielles, conséquences de la loi 78: s’organiser autrement
Lorsque
nous avons voté d’aller en grève, ce choix s’est fait collectivement. Nous avons
choisi un moyen de pression qui ne pénaliserait pas individuellement ceux et
celles qui le mettraient volontairement en application. Nous avons fait le pari
de miser notre session à tou-te-s, son retard ou son annulation et de rester
solidaire dans ce choix: nous rentrerions ensemble ou ne nous rentrions pas.
Voilà que maintenant l’État tente par tous les moyens dont il dispose de briser
cette solidarité pour nous faire assumer individuellement les conséquences de
cette grève. Plusieurs de ceux et celles qui ont tenu les lignes face aux
injonctions et manifesté malgré la loi 78 se sont retrouvés seul-es aux prises
avec la justice et les tickets. Si elle survient maintenant, la rentrée, peu
importe le nom qu’on lui donne, sera un cauchemar ayant pour trame de fond une
tension insoutenable, tournant le fer dans la plaie de l’absence de gain et les
conditions de retour en classe nous serons imposées. L’horaire surchargé auquel
nous serons astreint restreignera les possibilités de travail rémunéré
permettant de pallier le manque financier du non-versement des prêts et bourses
de ce début d’automne. Et que dire des parents-étudiants qui doivent partager
leur temps précieux entre famille et études, les étudiants et étudiantes
internationales et réfugié-es qui ne peuvent se passer de travail pour payer des
frais plus élevés que les nôtres et qu’aucune bourse ne vient alléger, les plus
pauvres qui ne peuvent compter sur le soutien de leur famille, etc.
Si
nous essuyons docilement une défaite, il ne fait aucun doute que nous ne serons
pas en position de construire le rapport de force nécessaire pour négocier des
conditions acceptables de rentrée en classes. Encore une fois, seule la
poursuite de la grève ou la menace de cette poursuite sera en mesure d’imposer
une pression suffisante, autant au niveau local (où beaucoup des enjeux du
retour en classe se négocieront) qu’au niveau national, où nous aurons à nous
occuper des victimes de la criminalisation du mouvement et de celles et ceux
touchées par les insuffisances des prêts et bourses.
En
contrepartie, il serait faux de dépeindre la continuité de notre grève comme la
simple poursuite de ce qu’elle fut. Loi 78 oblige, celles et ceux qui oseront
mettre en application les mandats légitimés par la démocratie directe de nos
asssemblées générales devront serrer les dents face à une répression violente de
la police et aux amendes aux montants astronomiques. L’État menace aussi les
associations étudiantes de dissolution en leur retirant l’accréditation qu'il
leur avait concédée pour mieux les encadrer. Cependant, tenter de se replier au
nom d’une stratégie de défense du droit d’accréditation que l’on menacerait en
contrevenant au retour en classe ne ferait que démontrer la soumission dans
lequel ce statut les maintient. À ce prix, il serait plus souhaitable que les
accréditations tombent que de se replier pour les préserver. Le rapport de force
des associations étudiantes auprès des directions des institutions scolaires
pourrait justifier à lui seul la prise d’une entente permettant aux associations
étudiantes d’avoir le plein contrôle sur les versements de leurs cotisations,
comme cela était une pratique courante jusqu’aux années 1990. Les associations
étudiantes n’ont pas toujours eu les moyens financiers et logistiques dont elle
disposent maintenant, mais pourtant cela ne les a jamais empêché de lutter avec
acharnement pour le droit à l’éducation. Plus que jamais depuis le début de la
grève, pour être en mesure de la poursuivre, nous aurons à faire appel à notre
capacité d’auto-organisation à l’extérieur des structures habituelles des
associations étudiantes pour l’organisation politique, la défense de nos droits
et l’entraide pour faire face à nos conditions de vie précarisées. Les solutions
alternatives sont nombreuses; hébergements militants, comités de mobilisation et
groupes d’affinités, co-voiturage, cuisines collectives et récupération de
bouffe, assemblées d’entraide directe, prêts de salle par des organismes
communautaires, soutien des Assemblées populaires de quartier (APAQ)...
Conclusion
La
force de notre mouvement dépend de sa capacité à imposer le choix des armes et
du terrain sur lequel la bataille se jouera. Si nous choisissons ce soi-disant
retour forcé en raison des diverses contraintes de l’État, en nous disant qu’il
est de notre initiative parce qu’on y appose nous-même le nom de «trêve
électorale», nous n’en aurons pas moins tout perdu. Concéder une trêve
électorale, c’est entrer sur un terrain où tout est contre nous, où nous n’avons
pas le choix des moyens et où notre parole sera enterrée par le discours
partisan et les média. Il est plus que jamais nécessaire de réaffirmer la
légitimité de nos assemblées générales, des institutions étudiantes qui depuis
près de 50 ans luttent pour l’accessibilité à l’éducation et pour protéger la
société contre les politiques dévastatrices de gouvernements trop souvent à la
solde d’intérêts privés.
L’histoire
du syndicalisme et des mouvements sociaux est faite de lois spéciales,
d’interdictions, de répression, d’arrestations. Avec la loi 78, avec les
injonctions, et maintenant avec le piège électoral, l’État cherche à museler les
capacités de résistance qui jaillissent d’une société trop souvent mise à mal
par des politiques ne favorisant que les minorités dominantes. C’est en ce sens
que le mouvement étudiant a une responsabilité plus large que vis-à-vis de
lui-même. Il est dangereux de permettre à un gouvernement de désarmer toute
opposition réelle. Ne le permettons pas.