*La grève et les élections
*
Comme vous le savez, les élections viennent tout juste d'être déclenchées.
La réflexion sur notre plan d'action en cas d'élection est déjà enclenché
depuis un bon bout de temps et plusieurs textes de réflexions ont été
produits dernièrement sur la question. Je souhaiterais toutefois enrichir
cette discussion de quelques considérations maintenant que nous arrivons au
moment crucial.
Tout d'abord, il importe de s'attarder au sens de nos actions en période
électorale. En temps normal, nos actions ont toutes un objectif commun :
construire un rapport de force face à notre ennemi politique (le
gouvernement) afin que celui-ci soit obligé de céder à nos demandes. Ce
rapport force, nous le construisons sur plusieurs plans, mais le coeur de
notre action consiste généralement à paralyser des secteurs économiques :
l'éducation par la grève, les grandes corporations par les actions directes
et le fonctionnement de l'appareil gouvernemental par les blocages. À cela,
s'ajoute également une dimension symbolique du rapport de force. Cette
dimension, nous la construisons à travers nos interventions médiatiques,
notre matériel d'information visant la mobilisation urbaine et les actions
de masses comme les grandes manifestations. La dimension économique de
notre rapport de force vise à attaquer les intérêts de classes de nos
opposants, alors que la dimension symbolique cherche à soutirer la
légitimité de nos opposants et, parallèlement, à légitimer nos propres
actions.
Tout indique que ce mode d'opération nous a bien servis et que notre grille
d'analyse du rapport de force est juste. Si le gouvernement n'a pas céder,
ce n'est pas dû à une quelconque lacune de notre part, mais plutôt à
l'importance de la mesure que nous attaquons dans l'agenda néolibéral. Au
lieu de céder devant la pression, le gouvernement a préférer bâtir un
contre-rapport de force. Il a utilisé tous les outils à sa disposition :
propagande médiatique, tribunaux, loi spéciale… Incapable de nous faire
céder, il a pris le risque de déclencher des élections comme ultime
tentative.
*Donc, en quoi ces élections changent la donne?*
Notre opposant dans la lutte actuelle - le gouvernement - change de nature.
Il est maintenant complètement assimilable au Parti libéral du Québec. Or,
le Parti libéral, avec un échéancier électoral de 35 jours, n'a pas les
mêmes intérêts que le gouvernement en période normale. Son seul objectif
est de remporter les élections le 4 septembre et il calculera l'ensemble de
ses actions en fonction de cela. Le calcul pour lui est simple : est-ce
qu'une action X va lui permettre de récolter plus ou moins de votes le 4
septembre.
Dans ce contexte, la construction de notre rapport de force, pour la durée
de la période électorale, ne peut être réfléchi de la même manière qu'en
période normale. Le dimension économique de notre rapport de force ne
s'applique pas durant la campagne en tant que telle puisque notre opposant
- le Parti Libéral - n'a pas d'autres intérêts directs à protéger pendant
cette période à part sa propre réélection. Or, on voit clairement que le
PLQ compte baser sa stratégie électorale sur la répression des actions
directes. En ce sens, le fait de faire de telles actions en période
électorale ne permet pas de construire un rapport de force économique
contre le PLQ d'ici au 4 septembre. Cela ne signifie pas qu'elles ne
peuvent pas avoir un impact positif. Mais il nous faut modifier l'analyse
du rapport de force que ces actions induisent.
Les actions directes, les blocages et la dimension économique de la grève
peuvent avoir des impacts sur d'autre plans que le simple rapport de force
économique à court terme. Au niveau symbolique, certaines actions
pourraient nous attirer un soutien populaire - ce qui ferait directement
mal au PLQ. Il est toutefois difficile de cibler exactement quelles actions
auraient cet effet et quelles actions auraient l'effet inverse. Nous ne
pouvons ignorer le fait que plusieurs actions dites "violentes" sont
efficaces pour bâtir un rapport de force économique, mais contribuent à
nous aliéner l'appui de la population de "centre" ou "indécise".
À
l'inverse, la répression violente de nos actions a souvent un effet positif
sur le plan symbolique. Et certaines de nos actions, lorsqu'elles
s'attaquent à des cibles claires et largement critiqués, parviennent à
rallier un certain soutien.
Au niveau économique, il est utile de considérer qu'il est possible de
construire un rapport de force dans une optique post-4-septembre. Une fois
les élections terminées, peu importe le gouvernement qui sera en place,
celui-ci devra composer dans les paramètres habituels. Si des actions de
perturbations on eu lieu pendant la période électorale et se poursuivent
après le 4 septembre, le gouvernement nouvellement en place sera sous une
forte pression de rétablir l'ordre social. Autrement dit, le rapport de
force économique non-effectif durant les élections sera, en quelque sorte,
cumulé au lendemain des élections. Rien ne garanti, toutefois, que la
réponse gouvernementale ne sera pas tout simplement une répression brutale.
La dimension symbolique, quant à elle, prend une grande importance face à
notre opposant, mais nous pouvons difficilement la déployer sans entrer
directement dans la gamique électorale. Pour rester fidèle à nos principes,
nous ne pouvons attaquer de front le Parti libéral dans l'espoir de lui
faire perdre des votes, car cela aurait comme impact de nous faire tomber
directement dans la politique partisane. Nous pouvons toutefois faire tout
ce qui est à notre disposition pour rallier la population à nos
revendications. En ce sens, la mobilisation populaire, les conférences et
les grandes manifestations peuvent s'inscrire dans une stratégie de rapport
de force symbolique face au PLQ tout en restant fidèles à nos principes.
L'idée est alors de renforcer la légitimité de notre mouvement plus que de
miner la légitimité de notre adversaire.
*Quelle stratégie adopter?*
Globalement, trois stratégies s'offrent à nous :
(Noter qu'il est possible d'envisager des combinaisons de ces stratégies)
1. Faire reculer le gouvernement en période électorale
2. S'assurer que le Parti libéral du Québec ne soit pas réélu
3. Faire reculer le gouvernement après les élections
La réussite de la première stratégie est hautement improbable. Il s'agirait
de gagner une légitimité tellement forte autour de notre mouvement que le
Parti libéral du Québec se verrait dans l'obligation de reculer avant la
date du scrutin s'il souhaite se préserver d'une déconfiture complète.
Comme le PLQ a tenté jusqu'à présent de se montrer comme inflexible devant
les "groupes de pressions", il semble peu probable qu'il décide de changer
de stratégie, même s'il est en perte de vitesse.
La réussite de la seconde stratégie est déjà plus probable que la première
si on se fit aux récents sondages. Il s'agit toutefois d'une stratégie sur
laquelle nous n'avons que peu d'emprise. Comme cela a été explicité
précédemment, la marge de manoeuvre de la CLASSE pour attaquer le Parti
libéral est pratiquement nulle. À partir du moment où notre espoir repose
sur le résultat des élections du 4 septembre, nous abdiquons le contrôle de
notre lutte et de nos moyens de pressions. La CLASSE peut influencer le
contexte politique et élargir la légitimité de nos revendications, mais cet
impact est relativement mineur dans la tempête médiatique des élections.
La troisième stratégie, quant à elle, permet de conserver le contrôle sur
notre rapport de force, mais elle n'est pas garante de victoire non plus.
Faire reculer le gouvernement après les élections signifie, au minimum,
être en grève après le 4 septembre et maintenir cette grève pour plusieurs
semaines. Bien sûr, cette stratégie ne s'applique que si le parti élu ne
répond pas à nos revendications. Mais si nous envisageons cette stratégie,
c'est que nous nous préparons à une telle éventualité. Or, un parti
nouvellement élu se verra attribué une forte légitimité dans la population
de par la confiance traditionnelle que celle-ci attribue au processus
électoral. Cette légitimité peut être ébranlée et une bonne grève peut
mettre suffisamment de pression économique pour faire céder le
gouvernement. Mais il faut s'attendre à une dure et longue bataille.
Nouvellement élu, le parti au pouvoir se sentira légitime d'abattre
l'ensemble de l'appareil répressif de l'État sur les grévistes et leurs
organisations. La loi 12 ne sera pas abrogé et sera s'en doutes appliqué
avec vigueur. Il faut donc s'assurer d'avoir une mobilisation et une
détermination extrêmement forte.
Comme mentionné plus tôt, il est possible, dans une certaine mesure, de
combiner ces stratégies. Il serait possible, par exemple, de tenter
d'empêcher la réélection du PLQ tout en préparant l'établissement d'un
rapport de force post-élection pour s'assurer de garder le contrôle, peu
importe le résultat des élections.
Afin de mettre en place ces stratégies, il importe de réfléchir sur les
différentes tactiques qui s'offrent à nous.
*
De la poursuite de la grève*
La principale tactique, celle au centre de nos discussions actuelles, est
bien sûr la grève illimitée. La grève est principalement un moyen d'action
directe qui établit un rapport de force économique avec le gouvernement.
Cette dimension se retrouve toutefois neutralisée par le déclenchement des
élections. Du moins à court terme. Il serait plutôt illusoire de croire que
la poursuite de la grève nous aiderait significativement à réaliser les
objectifs des stratégies 1 et 2. Certes, poursuivre la grève nous
permettrait d'occuper l'espace public et de libérer du temps aux
étudiant-e-s pour mener des actions symboliques. Ces avantages ne sont
toutefois pas très grands lorsque comparé aux conséquences de la loi 12 et
de la répression policière. La loi 12 pourrait toutefois engendrer une
répression qui ferait mal paraître le PLQ en période électorale.
À l'inverse, si nous voulons nous concentrer sur le maintien d'un rapport
de force post-4-septembre, la grève doit en être le moyen d'action central.
Deux possibilités s'offrent alors à nous. Soit nous poursuivons la grève
pendant les élections et après les élections, soit nous suspendons la grève
pendant les élections et nous la reprenons après le 4 septembre. La seconde
possibilité peut sembler séduisante, au sens où elle minimise les risques
pendant les élections et s'assure de ne faire grève que si le gouvernement
ne répond pas à nos demandes suite aux élections. Toutefois, il faut être
conscient-e qu'il sera extrêmement difficile de gagner des votes de grève
suite à une suspension. Après le 4 septembre, les sessions intensives de
rattrapage seront déjà bien entâmés, les militant-e-s seront dans le jus
des travaux de fin de session et peu de gens auront le temps de mobiliser
pour un retour en grève. D'autant plus qu'il est très difficile de
convaincre des étudiant-e-s d'interrompe une seconde fois une session déjà
lourdement perturbée. La tâche n'est pas impossible à surmonter, mais c'est
un pari très risqué.
Quant à la possibilité de poursuivre la grève pendant les élections, il est
évident que c'est notre meilleure garantie pour la pérennité
post-électorale de ce moyen de pression. Faire ce choix implique
certainement un coût individuel et collectif important, puisqu'il faudra
défier la loi 12 et encourir le risque de plus en plus probable de
l'annulation de la session, mais ce risque nous devons le courir de toute
façon si nous souhaitons poursuivre la grève. La seule différence, c'est
que nous ne pouvons garantir que la prise de ce risque sera «utile» puisque
nous ne connaissons pas l'issue des élections, mais nous savons que seule
la prise de ce risque nous garanti le maintien du rapport de force devant
toutes les éventualités post-électorales. Il est important de noter que,
même si le PQ est élu, la poursuite de la grève pré et post élections
pourrait également forcer celui-ci à faire des concessions supplémentaires.
En plus des conséquences importantes que la poursuite de la grève pourrait
avoir sur les militant-e-s et les organisations étudiantes, nous devons
mentionner que la poursuite de la grève pourrait avoir des impacts sur la
campagne électorale en tant que telle. Il est évident que même si nous
poursuivons la grève, une victoire du PQ favoriserait beaucoup plus la
satisfaction de nos revendications post-4-septembre qu'une victoire de la
CAQ ou du PLQ. Or, nous ignorons si le fait de poursuivre la grève
favoriserait la réélection du PLQ ou non. Il est possible que certaines
actions considérées comme "violentes" par les médias nous aliène une partie
du soutien populaire et favorise le PLQ le jour du scrutin. Il est
également possible que des actions quotidiennes sur le thème de la hausse
des frais permettent de remettre l'éducation comme enjeu central de la
campagne - ce qui nous ferait potentiellement gagner des appuis. La taille
réelle de ce type de mouvement dans l'opinions des gens est toutefois
difficile à prévoir et nous ne jouerons pas à l'apprenti sorcier en
recommandant la meilleure marche à suivre. Toutefois, ces éléments nous
permettent de mettre sur la table des scénarios de grève en période
électorale. Il serait possible, par exemple, de faire une grève "soft"
d'ici au 4 septembre qui consisterait à tenir la grève pour maintenir le
rapport de force, sans toutefois être très actif au niveau des actions
directes - privilégiant surtout la mobilisation populaire autour de nos
revendications. Nous pourrions également tout simplement poursuivre la
grève comme elle avait lieu au mois de mars dans l'optique d'accentuer
notre rapport de force post-électoral et espérer ne pas favoriser pour
autant la réélection des libéraux.
*
Enjeu connexe : ce que l'histoire en retiendra*
Au-delà des considérations stratégiques sur la meilleur manière de
satisfaire nos revendications, il faut aussi garder en tête un enjeu
fondamental : qu'est-ce que les gens retiendront d'une potentielle
victoire. Si jamais le PQ est élu et qu'il répond à nos revendications, il
est possible et probable que la leçon retenue par bon nombre de gens soit
que la grève ait été inutile et, qu'au final, il ne suffisait que de voter
pour le bon parti pour obtenir ce que nous voulions. Une telle conclusion
serait extrêmement dangereuse et menacerait sérieusement les avancés du
syndicalisme de combat depuis les 6 derniers mois. Nous savons que même une
victoire du PQ ne signifierait qu'une victoire partielle par rapport à nos
revendications et que cette victoire n'aura été possible qu'à cause de la
grève étudiante. La seule raison pour laquelle le PQ s'est enligné
partiellement sur nos revendications, c'est par opportunisme, par volonté
de récupération a posteriori de nos revendications. Et la seule raison pour
laquelle le PQ a une chance de remporter les présentes élections, c'est
parce que nous avons sérieusement déstabilisé les plans du gouvernement
libéral. Il sera impératif que ces éléments d'analyse soient compris par
les étudiant-e-s et la population en général si nous voulons espérer
construire un mouvement social d'envergure dans les prochaines années. En
ce sens, opter pour une stratégie plutôt électoraliste pourrait être
nuisible à moyen et long terme, puisqu'elle consoliderait l'idée que le
changement a, au final, été fait par les urnes.
Cela conclut donc les quelques réflexions que je voulais vous partager. La
décision appartient maintenant aux assemblées générales.
-- Solidairement et avec l'espoir que nous puissions nous en sortir
victorieuses et victorieux,
____________________________________
*Alain Savard
*
Secrétaire aux affaires académiques
*Association pour un solidarité syndicale étudiante (ASSÉ)*
*http://www.asse-solidarite.qc.ca*
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