Bonjour,
Voici un texte de réflexion faisant suite à une proposition de l'AECSL sur
la pédagogie déposée lors du Congrès du 5 avril et mise en dépôt.
Solidairement,
Blandine Parchemal.
(
http://me.voir.ca/blandineparchemal/2013/06/25/loubli-tendancieux-du-role-s…
)
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Ma réflexion prend pour point de départ le dépôt d'une proposition par une
association membre de l'ASSÉ lors d'un Congrès début avril (il est à noter
que cette proposition a été mise en dépôt par le Congrès). Si la
proposition en tant que telle est si large qu'elle pose relativement peu de
problèmes, les "Considérant" quant à eux soulèvent plusieurs interrogations
et semblent illustrer une tendance au sein d'une certaine gauche dite
"radicale", une tendance qu'on pourrait qualifier de "postmoderne"
ou tout
simplement d'individualiste, et que nous allons questionner dans les lignes
qui suivent.
Voici l'entièreté de la proposition:
"Considérant que l'obligation officieuse de fréquenter l'école jusqu'à
l'âge de 16 ans donne beaucoup de pouvoir à la structure éducative et
retire le pouvoir décisionnel des enfants;
Considérant que les élèves se voient imposer un mode de vie discipliné,
silencieux, assis et intellectuel quine convient pas à tous les humain-e-s;
Considérant que les élèves se font imposer les connaissances et les
habilités qu'ils apprennent selon une sélection arbitraire du ministère de
l'éducation;
Considérant que l'évaluation sous forme de notes (en chiffres, en lettres,
etc) est un processus de hiérarchisation;
Considérant que les moyens d'évaluation sont limités et arbitraires; ce qui
force un conditionnement et une compétitivité chez les élèves voulant être
bien côtés et désirant évoluer dans le système scolaire;
Considérant que l'école dans sa forme actuelle, est un lieu d'inégalités:
entre les années scolaires, entre les "bons" et les "mauvais" élèves,
entre
le ou la professeur-e et les élèves;
Considérant que les étudiantes cégepiennes et les étudiant cégépiens et
universitaires sont les privilégié-e-s de ce système d'éducation et qu'ils
et elles sont un groupe social capable de le changer;
Que l'ASSÉ entreprenne une campagne d'information sur notre système
d'éducation dans son ensemble, et sur ses travers;
Que l'ASSÉ conteste par l'action et le syndicalisme de combat le système
d'éducation et appelle à une réflexion profonde dans la société".
Mon analyse va se développer autour de trois axes appelés par les
"considérants": la question de l'obligation scolaire, la question de
l'imposition de connaissances par le ministère de l'éducation et enfin, la
question de l'école comme lieu d'inégalités entre "les années scolaires,
entre les "bons" et les "mauvais" élèves, entre le ou la professeur-e
et
les élèves".
(1) La question de l'obligation scolaire
C'est probablement le "considérant" le plus surprenant en ce qu'il
passe
totalement à côté du rôle social de l'instauration de l'obligation
scolaire. En effet, l'instauration de cette dernière s'inscrit
historiquement dans une perspective d'alphabétisation de la population et
d'accessibilité pour tous et toutes à l'éducation. C'est ainsi qu'au
Québec
comme en France, à l'obligation de la fréquentation scolaire s'est associée
l'instauration de la gratuité. L'obligation n'a donc pas été instaurée pour
enlever le pouvoir décisionnel aux enfants (sachant en outre, qu'avant 16
ans, ils dépendent de facto du pouvoir décisionnel de leurs parents et non
du leur), mais bien au contraire pour que chaque enfant puisse avoir la
possibilité d'aller à l'école, peu importe son origine sociale. Il
s'agissait par là-même de mettre un frein à la situation selon laquelle les
enfants des milieux les moins aisés (surtout ruraux) étaient aussi ceux qui
fréquentaient le moins l'école en raison de leur devoir d'aider leurs
parents, dans les tâches agricoles par exemple. Bref, en permettant à tous
les enfants de s'instruire, il s'agissait de tendre vers une dimunition des
inégalités d'accès au savoir entre ceux provenant de classes sociales et de
milieux différents. Condorcet voyait par exemple dans l'obligation scolaire
un moyen de ne "laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de
dépendance" et déclarait à ce sujet: "Ainsi, par exemple, celui qui ne sait
pas écrire, et qui ignore l'arithmétique, dépend réellement de l'homme plus
instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n'est pas l'égal
de ceux à qui l'éducation a donné ces connaissances; il ne peut pas exercer
les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance" (Condorcet,
Cinq mémoires sur l'instruction publique, 1791). Bien loin de brimer
l'indépendance des enfants, il s'agissait donc au contraire, par
l'instruction obligatoire, de permettre aux enfants les plus défavorisés de
pouvoir, eux aussi, exercer leurs droits de citoyens et devenir des êtres
autonomes.
De la même façon, remettre en cause l'importance du "pouvoir de la
structure éducative" suite à l'instauration de l'obligation scolaire,
c'est
ne pas comprendre face à quels autres pouvoirs, en matière d'éducation,
celui de l'État s'est imposé. En effet, comme le rappelait dernièrement un
article paru dans le Devoir et commémorant les 70 ans de la mise en place
de l'obligation scolaire (
http://www.ledevoir.com/societe/education/379028/il-y-a-70-ans-l-ecole-deve…),
au Québec, avant cette obligation, la direction du système d'éducation
était confiée aux comités catholiques et protestants du Conseil de
l'instruction public. Chacun de ces comités détenait les pleins pouvoirs en
matière d'éducation et participaient à l'élaboration des programmes et
l'approbation des manuels. C'est ainsi que durant de nombreuses années,
devant le risque de voir diminuer l'emprise de l'Église sur le système
d'éducation, l'épiscopat rejetta l'ensemble des projets de loi en faveur de
l'obligation scolaire.
Or, il est difficile de penser qu'un système d'éducation aux mains de
l'Église contribuait beaucoup au développement de l'enfant et à
l'apprentissage de son autonomie. En revanche, un système d'éducation
intégré au sein d'une institution publique semble davantage être en mesure
de répondre au rôle premier de l'éducation. Ainsi, selon Durkheim, l'action
qu'exerce la société sur l'individu par la voie de l'éducation, n'a
"nullement pour objet et pour effet de le comprimer, de le diminuer, de le
dénaturer, mais, au contraire, de le grandir et d'en faire un être
véritablement humain"(Émile Durkheim, Éducation et sociologie,1902)
autrement dit, un être social. L'éducation joue en effet un rôle de
socialisation de premier plan qu'il est plus que problématique de vouloir
omettre.
(2) La question de l'imposition de connaissances par l'État
Et c'est cet même aspect social qu'omet le 3e "considérant" en
dénonçant
l'imposition de connaissances et d'habilités selon "une sélection
arbitraire du ministère de l'éducation". Dénoncer cette imposition, c'est
oublier la fonction collective de l'éducation. Ces connaissances communes
imposées au primaire et au secondaire ne sont en effet pas sélectionnées de
façon arbitraire par le ministère de l'éducation mais répondent à des
nécessités sociales. Ainsi, comme l'affirme à nouveau Durkheim, si l'on
attache quelque prix à l'existence de la société, "il faut que l'éducation
assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de
sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle
puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas abandonnée
totalement à l'arbitraire des particuliers" (Ibid.), soit à l'arbitraire de
l'Église ou des parents. C'est donc au rôle de l'État de dégager les
principes essentiels de nos sociétés démocratiques et de les faire
enseigner dans nos écoles. L'éducation, par la transmission de valeurs
communes, est ce qui nous permet de faire société.
Or, le risque d'une telle position dénonçant l'imposition de connaissances
par l'État sans en comprendre la portée collective, c'est in fine de voir
dans l'éducation simplement une chose individuelle. Le risque, c'est de la
voir comme répondant à de purs besoins individuels. Il est d'ailleurs
troublant de voir qu'une telle position puisse rejoindre à terme des propos
tenus par Milton Friedman à propos de l'éducation, ce dernier dénonçant par
exemple le fait qu'un système d'éducation administré par des pouvoirs
publics ne permette pas aux parents de choisir où dépenser leur argent: "Le
parent qui préférerait voir l'argent servir à engager de meilleurs maîtres
plutôt qu'à payer des entraîneurs sportifs n'a aucun moyen d'exprimer sa
préférence, si ce n'est en persuadant une majorité de changer complètement
l'état des choses. C'est là un exemple particulier de ce principe général
qui veut que le marché permette à chacun de satisfaire ses propres goûts et
assure ainsi une représentation proportionnelle effective - alors que le
processus politique impose la conformité" (Milton Friedman, "Le rôle du
pouvoir politique en éducation, Capitalisme et liberté, 1962). S'il est
question ici de répondre aux préférences des parents et non des enfants, la
même demande pourrait s'appliquer pour les enfants.
En fait, si la proposition tend à critiquer l'arbitraire du ministère de
l'éducation dans le choix des programmes, elle ne s'interroge pas sur ce
qui remplacerait ce prétendu arbitraire (les préférences des parents? des
enfants? du marché?) et surtout en quoi ce dernier serait moins arbitraire
alors même qu'il s'agirait de répondre à des besoins individuels et non
plus collectifs.
L'analyse de Friedman ou celle appelée par la proposition passent en
réalité à côté d'un fait important: cette conformité imposée par le
"processus politique" est avant tout réalisée dans une perspective de
diffusion d'un savoir égal pour tous et toutes, autrement dit, d'un savoir
public et accessible. Mais si la proposition passe à côté de cette
fonction, c'est peut-être parce qu'elle est justement incapable de
développer une analyse sociale de l'éducation.
(3) La question de l'école comme lieu d'inégalités
Ainsi, si cette perspective d'égalité d'accès au savoir est absente des
"considérants", c'est bien à nouveau parce que la perspective sociale est
totalement mise de côté au profit d'une perspective centrée sur le
bien-être individuel de l'enfant. C'est particulièrement frappant dans
l'avant-dernier "considérant" qui critique le fait que l'école soit,
dans
sa forme actuelle, "un lieu d'inégalités" mais non un lieu d'inégalités
sociales, non, un lieu d'inégalités parce que hiérarchique et effectuant
une différenciation entre les années scolaires, les "bons" et les
"mauvais", "le ou la professeur-e et les élèves". Outre qu'il
soit
difficile de concevoir à quoi aboutirait une école sans différenciation des
années scolaires (aurait-on juste un primaire pour tous et toutes?) et sans
différenciation entre le rôle du professeur et de l'élève (chacun d'entre
nous pourrait-il enseigner même s'il ne dispose pas des connaissances
requises?), il est étonnant que le seul type d'inégalités dénoncés, si on
peut parler d'inégalités, soient celles-ci.
Encore là, cette perspective est, paradoxalement, bien proche d'une
perspective néolibérale remettant en cause le "recours exclusif à un
système étatisé d'éducation" et appelant à une privatisation progressive de
celui-ci. C'est ainsi que Hayek dénonce de la même façon le fait qu'au sein
de l'éducation publique les gens soient officiellement "classés dans une
hiérarchie officielle où le génie diplômé est au sommet et l'imbécile
patenté au dernier rang, hiérarchie d'autant plus perverse qu'elle est
censée exprimée le "mérite" et conditionne l'accès aux carrières où la
valeur peut se démontrer" (Friedrich Hayek, "Éducation et recherche", La
constitution de la liberté, 1960).
Ici, un peu de Bourdieu aurait pu aider à montrer que les véritables
inégalités ne sont pas la conséquence des classements entre les élèves ou
des modes d'évaluation, mais bien davantage de différenciations au niveau
du capital économique, social et culturel entre les élèves. La véritable
inégalité se situe en effet bien davantage au niveau du capital culturel
entre un enfant qui a par exemple accès tout jeune à une bibliothèque chez
lui, qui est habitué à faire des sorties culturelles et à parler politique
avec sa famille et un enfant qui découvre la littérature seulement à
l'école et en fréquentant les bibliothèques publiques, un enfant qui
construit sa culture uniquement par l'éducation qu'il reçoit parce que chez
lui rien ne peut lui permettre d'y avoir accès. Plus tard, l'inégalité est
davantage reliée à la différence de capital social entre un étudiant qui
bénéfie grâce à ses origines de "relations" et qui peut gravir les étapes
rapidement et un étudiant qui essaie de se frayer un chemin par la seule
force de son mérite. Quant au capital économique, la différence se fait
entre un étudiant pour qui le choix de sa filière n'est pas relié à des
considérations économiques contrairement à un autre qui se doit de pouvoir
rembourser sa dette par son futur métier et donc s'inscrire dans une
filière dite "rentable". Bref, ce que ne pense pas du tout cette analyse,
c'est la question de la reproduction des élites au sein de nos systèmes
d'éducation et comment y faire face. En tout cas, certainement pas en
supprimant l'obligation scolaire et l'accès à un système d'éducation
publique permettant à chacun de pouvoir se cultiver même si au départ ses
conditions sociales ne le permettaient pas.
Ainsi, l'analyse critique de notre système d'éducation proposée par la
proposition a ceci de problématique qu'elle s'inscrit dans un point de vue
purement individualiste, voire "petit-bourgeois" qui est incapable de
comprendre l'importance sociale d'une éducation obligatoire, publique et
accessible, d'une éducation qui propose l'enseignement d'un socle de
connaissances communes en vue de la préservation de notre lien social. Au
contraire, la dénonciation de l'obligation scolaire, de l'imposition de
connaissances par l'État ou des hiérarchies au sein du système scolaire
tendent à vouloir faire de l'éducation un outil au service du pur bien-être
individuel sans voir en quoi elle est primordiale pour le maintien de nos
sociétés en tant que telles, sans voir en quoi pour les enfants des milieux
les plus populaires, la possibilité d'avoir accès à une telle éducation
publique est non pas une aliénation mais bien une libération sociale.